Ghost, un ”outre
paysage” architectural
Norbert Hillaire .Junio 2002.
Texte pour le catalogue de Au Bord du Paysage Farges Auvergne
2002
On sait que le modèle dont se réclame le mouvement
moderne en architecture est un modèle engendré de
l’extérieur, en surplomb, fruit d’une pensée
universaliste, extensive et planificatrice qui entend projeter
sur la planète sa propre vision. ”Cette représentation,
rappelle De Certeau, est l’analogue du fac-similé
que produisent, par une projection qui est une sorte de mise à
distance, l’aménageur de l’espace, l’urbaniste
ou le cartographe. La ville-panorama est un simulacre ”théorique”
(c’est-à-dire visuel), en somme un tableau, qui a
pour condition de possibilité un oubli et une méconnaissance
des pratiques”.
Mais s’il est un domaine où le modèle pose
problème, c’est bien celui de la ville, car la ville
ne peut être seulement projetée à partir de
cette nécessaire réduction de la réalité
et de ce schématisme qui caractérisent les modèles
scientifiques, elle doit être aussi trajectée (et
c’est là sans doute une raison de l’insistance
de l’art contemporain à parcourir les lieux, à
les investir dans le temps d’une aventure au moins autant
destinée à éprouver leurs forces qu’à
mesurer et aménager leurs formes).
C’est à ce genre de questionnement que s’attache
Ruth Gurvitch avec Ghost, mais pour en déplacer les termes.
Cette intervention est elle aussi habitée par cette question
de l’architecture et de l’urbanisme modernes, mais
moins pour en dénoncer les ravages sur les sites naturels,
pour remettre en cause ces modèles en les ”surexposant”
comme a pu le faire un Dan Graham, que pour ouvrir à l’horizon
du paysage borné de la modernité un autre point
de vue, d’autres lignes de fuite.
L’idée de s’appuyer sur un architecte à
tous égards atypique comme Frank Lloyd Wright (et que l’on
associe d’ailleurs à l’émergence d’un
”outre paysage” de la modernité), architecte
de surcroît, plus que d’autres, sensible à
la question du site et de l’environnement, prend alors tout
son sens.
Car ici, il est aussi question de projeter, mais à la verticale
: moins de mettre à plat et d’uniformiser, comme
l’a fait le mouvement moderne en architecture, que de traduire
la façade en élévation. Projection verticale,
dont les éléments qui servent à en délimiter
les contours sont eux mêmes des matériaux fortement
connotés, puisqu’il s’agit de ces instruments
de parcours et de trajets en élévation utilisés
pour l’escalade.
On aurait donc un renversement des rapports entre modèle
et objet, schématisme des formes et épreuve des
forces, théorie et pratique, entre oeuvre et lieu de l’oeuvre.
Le modèle est ici commué en objet même de
l’oeuvre, ou plutôt oeuvré par le déplacement
même qu’il subit du domaine de l’architecture
à celui des ”arts plastiques”. Mais commué
en objet d’une autre nature, objet projectif/trajectif,
historique/préhistorique, pictural et architectural, objet
qui reproduit une façade de maison sur une façade
naturelle (mais qui abritait elle-même d’anciennes
maisons sous formes de troglodytes) : on aurait ainsi affaire
à un jeu de mise en abyme ou à une ouverture sans
fin des régimes de visibilité/lisibilité
de cette oeuvre, qui ouvre, comme ces sentiers qui bifurquent
qu’affectionnait Borges, à l’infini de l’interprétation
et de la permutation des points de vue.
Oeuvre qui nous invite finalement à nous porter au delà
de l’opposition moderne de la culture et de la nature, en
portant cette opposition elle-même au delà des cadres
historiques de la modernité, et en nous arrangeant au fond
ce drôle de rendez-vous entre Mondrian, Wright, et la préhistoire
que nous n’attendions pas.
Norbert Hillaire
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